Occupés chacun à nos spécificités, l’arrivée de la crise sanitaire nous oblige à lever le nez et à prendre du recul sur le sens de notre travail.
Le confinement a rendu particulièrement prégnante la nécessité d’un accès aux espaces naturels comme seul refuge hors de chez soi, et nous questionne sur ce que nous avons en commun alors que nous sommes privés de rencontre.
Paola Vigano, isolée à Genève fin mars dernier, évoquait, dans un débat en ligne organisé par la Fondation Braillard, son unique distraction quotidienne possible dans cette vie de réclusion : se promener le long du lac. Elle s’insurge alors sur la privatisation de longs morceaux de berges.
C’est évidemment du bien commun qu’il s’agit ici.
Ainsi la crise, les crises actuelles, nous invitent à revoir le territoire à travers la question du bien commun. On pressent que sa défense nécessitera une mobilisation civile et collective forte, fondée sur un vif engagement.
Ce sont les outils de concrétisation de cet engagement commun envers son territoire habité que je souhaite ici questionner au travers d’une hypothèse de travail, d’un retour sur expérience, et d’une proposition de tentatives de terrain.
Dans les années 80 déjà, les biorégionalistes américains, à propos du renforcement de l’engagement politique, évoquaient la nécessité de déplacer le problème du champ de la morale à celui de l’échelle territoriale à laquelle les citoyens se sentent concernés1. Selon Kirkpatrick Sale, père du mouvement, le seul moyen pour que ceux-ci « (...) agissent de manière responsable, c’est de mettre en évidence le problème concret, et de leur faire comprendre leurs liens directs avec ce problème – et cela ne peut être fait qu’à une échelle limitée. C’est-à-dire que cela peut être fait lorsque les forces du gouvernement et de la société sont encore reconnaissables et compréhensibles, lorsque les relations entre les choses sont encore intimes et lorsque les effets des actions individuelles sont encore visibles ; lorsque l’abstrait et l’intangible s’effacent pour laisser place à l’ici et au maintenant, à ce que l’on voit et ce que l’on sent, au réel et au connu.2 »
Laurent Thévenot nomme « le régime du proche » ces engagements familiers, ces investissements politiques personnalisés à partir d’attaches à des objets proches et intimes3.
Engagée dans une recherche universitaire autour de la cartographie comme outil de réinvention territoriale, j’ai mené en 2019, en équipe, une première étude de terrain à Saint-Jean-de-Boiseau, en région nantaise, dans le cadre d’une résidence organisée conjointement par le WBA et la maison de l’Architecture des Pays de la Loire. Cette expérience nous a amenés à nous saisir du lieu par une triple méthode d’enquête: l’arpentage en tous sens, la création de layers cartographiques thématiques sur base des cartes officielles, et enfin la marche guidée par les habitants. L’enquête a révélé un matériau réflexif très riche, reliant l’espace et les récits, et que nous avons traduits en quatre cartes itinéraires à emmener en promenade. Ces objets ont avant tout pour but de mettre en commun une série de points de vue intimes sur le lieu, de faire partager des connaissances, des ressentis, des attachements. Le temps de la résidence est détaillé dans l’article joint : « Co-cartographier le paysage. Le projet en filigrane4 ». Indirectement nous avons pris conscience que l’expérience pouvait renforcer l’implication des acteurs de la carte dans le vécu du lieu et que les cartes pouvaient devenir le terreau d’un engagement commun.
Léa Sébastien démontre dans ses recherches que l’attachement au lieu peut être le vecteur d’une mobilisation collective. Alors que ses enquêtes révèlent que les individus sont généralement très attachés à certains lieux pour des raisons diverses, elle découvre également qu’aucun d’entre eux ne partage ce sentiment, et que les attachements fonctionnent dans des bulles isolées et méconnues des autres. Il apparait aussi que la mise en commun de ces attachements, révélant des antagonismes, produit des conflits territoriaux « (...) pouvant représenter une expérience collective de coproduction de l’intérêt général. (...). L’attachement au lieu permet aux acteurs de se rassembler autour des entités aimées pour ensuite passer progressivement à une visée générale articulée sur un bien commun ».
La problématisation, le positionnement des polarités, la définition des objets territoriaux aimés et investis semblent engager les individus sur un terrain commun - le terrain politique, mais les amènerait aussi progressivement à se saisir d’enjeux débordant de leur première échelle de réflexion - celle du proche, vers des idées plus globales ; le processus produisant transversalement du capital social.
Je questionne donc aujourd’hui le rôle de l’architecte et du projet dans ces temps troubles, où la définition de territoire elle-même nécessite d’être repensée. Bruno Latour nous invite à travailler de concert, et propose un dispositif d’enquête pour redéfinir, au travers de nos attachements aux lieux, quels sont nos réels paysages de subsistance, à l’heure où l’écart entre « ce pays où l’on vit » et « ce monde dont on vit » ne cesse de se creuser5.
Peut-être est-ce le moment de saisir cette belle formule de Félix Guattari :
« Dès lors que l’architecte n’aurait plus seulement pour visée d’être un plasticien des formes bâties, mais qu’il se proposerait d’être aussi le révélateur des désirs virtuels d’espace, de lieux, de parcours et de territoire (...) ; un intercesseur entre désirs révélés à eux-mêmes et les intérêts qu’ils contrarient, ou en d’autres termes un artisan du vécu sensible et relationnel (...) ; il pourrait constituer un relai essentiel au sein d’agencements d’énonciations à têtes multiples.6
J’émet l’hypothèse que les expériences d’immersion dans l’échelle la plus intime et locale du territoire peuvent faire ré-émerger, au travers d’outils de partage et d’échange à inventer, une mobilisation collective autour du territoire, de ses devenirs désirables, de ce qui fait paysage.
Ces outils pourraient bien être dans nos mains, nous, architectes, paysagistes, urbanistes.
Je poursuis aujourd’hui la recherche de terrains propices à accueillir de nouvelles expériences cartographiques interactives dans ce but.
Virginie Pigeon / Architecte, paysagiste, enseignante, chercheuse
1 Rollot M. 2018. Les territoires du vivant. Un manifeste biorégionaliste. France : Edititions François Bourin.
2 Sale K. 1985. Dwellers in the land. The Bioregion vision. Sierra Books. In Rollot M. 2018. Les territoires du vivant. Un manifeste biorégionaliste. France : Edititions François Bourin.
3 Sébastien L. 2016. L’attachement au lieu, vecteur de mobilisation collective. Norois N°238 – 239. [en ligne]
4 Pigeon V. 2020. Co-cartographier le paysage. Le projet en filigrane. In Practice. Belgique : H. Fallon et B. Vandenbulcke éditeurs. A paraître.
5 Charbonnier P. 2019. Abondance et liberté. France : La découverte. In Latour B. 2020. Consortium Où atterrir ? Présentation de la démarche par Bruno Latour. [video en ligne].
6 Guattari F. 1989. Cartographies schyzo-analytiques. France : Galilée