L'oasis confinée
Il est une zone géographique qui, comme confinée, est isolée dans un environnement immédiatement hostile et inhospitalier, c’est l’oasis. L’oasis se définit dans sa relation étroite au désert, comme un îlot végétal propice à la vie sédentaire plongé au milieu d’un environnement aride et létal pour l’homme.
La crise sanitaire que nous venons de traverser a transformé nos usages de tout ce qui est extérieur - espace publics, espaces collectifs, relations sociales élargies - vécus comme espaces de liberté et d’émancipation, ils sont devenus en quelques semaines, espaces à éviter - dont il faut s’isoler - car porteur une dangerosité létale pour chacun de nous. Ce qui nous a été ordonné de faire pendant le confinement, c’est de rentrer dans nos intériorités : de nous replier sur nous mêmes ou sur notre sphère familiale proche, de rester dans les intérieurs de nos appartements ou de nos maisons.
Cet état de confinement, bien que respecté, je l’ai vécu comme un ordre de renoncement aux présences qui font mon humanité : renoncement à la présence de mes environnements aimés, renoncement à mes relations aux autres, humains et non-humains.
L’oasis, dans sa relation à son extérieur proche, dangereux pour la vie humaine, peut être comprise comme une intériorité spatiale, un espace-refuge dans un milieu hostile, une sorte d’hétérotopie.
L’intériorité de l’oasis n’est pas pour autant un exil. L’oasis ne se vit pas comme un espace en retrait de l’ordre de la prison, mais plutôt comme un espace en retrait de l’ordre du jardin. L’oasis est une hétérotopie-jardin, un terroir artificiel crée et entretenu par l’homme grâce au développement d’une agriculture intégrée et à un système de gestion technique et social d’une ressource naturelle : l’eau.
Le système technique de la gestion de l’eau repose sur un réseau de canaux d’irrigation, seguias ou foggaras, qui capte l’eau dans une source et la fait circuler entre les parcelles cultivables de l’oasis. L’eau n’est pas stockée dans l’oasis - l’eau ne se capitalise pas - elle y circule de manière permanente, d’où la nécessité d’un système social de gestion de la ressource.
La première règle du système social de gestion de l’eau est l’entretien des canaux d’irrigation. Celui-ci échoit à l’amine l’ma ou, ce qui est plus fréquent aujourd’hui, est fait par la communauté des oasiens attentifs à ce que le flux de l’eau ne tarisse pas.
La seconde règle du système social de la gestion de l’eau est le partage journalier des parts d’arrosage entre chaque parcelle cultivable. La clepsydre ou horloge à eau détermine une part d’arrosage qui correspond plus ou moins à un cycle d’une heure. Les parts d’arrosage s’acquièrent par héritage. Dans un soucis d’équité, la priorité à l’arrosage va à la personne qui possède le moins de parts.
Les parts du droit à l’eau sont réparties selon un calendrier journalier qui alterne temps diurnes et temps nocturnes d’arrosage, durées fixées par le rythme des prières. Ainsi, si un oasien possède une part d’arrosage en cycle diurne un jour du calendrier, lorsque celui-ci revient, il devra arroser sa parcelle dans le cycle nocturne de la journée (1). Comme le rappel Michel Foucault, dans chaque hétérotopie se cache une hétérochronie.
Ce système de gestion de l'eau qui oblige chaque oasien est le contrat social qui unit la communauté.
L’effet oasis qui rend possible l’implantation d’agglomération humaine dans le désert est obtenu grâce à la présence de l’eau et la mise en place d’une poly-agriculture par strates qui créée des zones d’ombres et de fraîcheurs indispensables au développement de la biodiversité. La strate haute de cette agriculture intégrée est occupée par des palmiers-dattiers, la strate intermédiaire par des arbres fruitiers, la troisième strate par des plantes basses (maraîchage, fourrage, céréales).
L’oasis est un jardin nourricier et un plaisir pour les sens. Son existence nous apprend qu’il est possible pour l’homme de créer des espaces hospitaliers dans des environnements inhospitaliers, à la condition de s’engager dans un autre rapport au vivant.
L’oasis, qui pourrait être un modèle transposable dans nos villes, s’émancipe du désert grâce à son sytème de gestion de l’eau basé sur une philosophie des communs et la conscience écologique d’être en interrelation avec un biotope dont il faut prendre soin (philosophie du care), car menacé par un extérieur aux conditions climatiques extrêmes.
Note 1 : relevé du calendrier d’arrosage réalisé lors d’un séjour dans l’oasis de Tighmert, région de Guelmin, dans le sud du Maroc en 2018.
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Jérôme Giller, artiste bruxellois, utilise la marche à pied comme outil de création artistique. Il organise des marches collectives en suivant des lignes de désirs physiques et cartographiques qu’il nous invite à pister et à incarner pour porter un autre regard sur les paysages.