À l’invitation d’Audrey Contesse, je me suis installé à une table dans le verger pour tenter de fixer par écrit quelques réflexions à propos des questions posées par Desiredspaces. À savoir : Sur quelle pierre angulaire construire le mode de vivre ensemble auquel vous aspirez ? Quelle forme plus ou moins bâtie lui donner ?
Par rapport aux questions posées, les conséquences pratiques et psychiques de la pandémie articulent la pensée de manière singulière. J’aborderai la question selon deux approches. La première approche, divisée elle-même en deux parties, s’attachera aux conditions concrètes de ce que la pratique de l’architecture peut apporter au débat. La seconde est une réflexion autour de notes personnelles concernant la production de quatre projets élaborés durant les 4 mois de la période de confinement, rassemblée sous le titre Étonnement. La contribution qui suit est à replacer dans le seul contexte de notre pratique d’architecte.
Deux outils
Au travers de la pratique quotidienne, deux spécificités de l’architecture me semblent apparaître comme des outils adaptés à l’élaboration d’une « construction du mode de vivre ensemble ». Celle-ci n’est éligible que moyennant des modèles de décisions. L’architecte est devenu dans les 20 dernières années un spécialiste de l’assemblage de métiers, de données et de contraintes. Il est une forme de courroie de transmission entre différents paramètres dont la complexité n’a cessé d’augmenter au fur et à mesure que nos sociétés se sont elles-mêmes complexifiées. Dans les pays ouest européens, cette complexité s’est notamment traduite par un développement vertigineux des normes et des réglementations. Cette accélération intervient au départ d’une perte de pouvoir du dispositif politique, les GAFAM dictant les agendas des parlements nationaux. En augmentant son attirail normatif, le partenaire public reprend des parts de pouvoir et de contrôle.
Un second vecteur tient à une accélération de la complexité du monde et de ce fait à une perte de repères individuels et collectifs qui augmentent l’émergence et la diffusion des peurs – l’architecte est en première ligne pour enregistrer ces mécanismes au travers de sa pratique. Ces peurs s’expriment à travers une moralisation sensible du discours politique autour notamment des besoins d’identité et de tradition1, traduit par des réglementations patrimoniales exacerbées, et à travers la formulation d’un monde green-washé, surfant sur des slogans plus que sur une organisation réelle et concrète pour lutter contre l’épuisement de la planète.
Cette rencontre avec la complexité du monde a permis à l’architecture d’augmenter son capital de résolution de questions paradoxales et denses, de fonder une méthode et des ressources qui lui donnent la capacité d’opérer très rapidement des synthèses, appliquées au champ concret de la production d’espaces. L’architecte est un généraliste particulièrement exposé aux effets déjà décrits, l’architecture étant ontologiquement liée à la dimension publique et politique. Cet outil que représente la synthèseest particulièrement adapté à une situation de questionnements telle que la produit la pandémie actuelle.
Un second outil est lié à une approche spécifique du temps (le temps qui passe) à savoir que toute la discipline architecturale est tendue vers l’élaboration d’un futur. Ce qui fait dire à certains que l’architecture est, par nature, une discipline d’utopies parce qu’elle décrit des réalités qui ne préexistent pas. N’utilise-t-on pas le terme « projet » pour nommer les stades de la production (avant-projet, projet, etc.) ? L’installation dans un temps futur s’accompagne de balises du travail de production pour construire, étape après étape, une nouvelle réalité. Cette caractéristique met en avant le rôle et la responsabilité de la gestion politique : c’est par la proposition et la création d’une organisation du futur que ce dernier légitime son action. À ce titre, il est singulier d’observer les différences notables quant à la participation des architectes à la pratique politique en Europe. Si nous voyons l’absence presque totale des architectes en politique en Europe de l’Ouest, la situation est totalement différente en Europe centrale et orientale où les architectes jouent des rôles politiques notamment auprès des municipalités, comme conseillers auprès des ministères, adjoints au maire voire aux commandes du mayorat lui-même. Rappelons aussi que la campagne électorale du prix Nobel de littérature, Mario Vargas Llosa, pour accéder à la présidence du Pérou en 1990 a été menée par une équipe de 4 architectes2.
Cette dimension du projet peut également être qualifiée de valeur spéculative. Yanis Varoufakis décrit ce mécanisme dans son ouvrage Un autre monde est possible/ pour que ma fille croie encore à l’économie. Décrivant un chef d’entreprise, il écrit : « Imagine-toi qu’il est debout devant une fine membrane verticale, suspendue à l’aplomb de la ligne du temps qui démarque le présent du futur. Il avance la main jusqu’à toucher la membrane. Tandis qu’il se tient du côté du présent, sa main traverse soudain la membrane et passe du côté du futur. À tâtons, il saisit une valeur d’échange qu’il ramène d’un geste décidé du côté de la ligne du temps où il se trouve. Celui du présent. Il ramène ainsi dans le présent une valeur d’échange encore inexistante pour l’investir dans des processus de production qui créeront de la valeur plus tard ( …)3. Cette dimension spéculative du projet, cette projection à proprement parler, redéfinit les valeurs fondamentales de ce mot et lui restitue une dignité que sa stricte application dans le champ économique lui retire.
Ces deux outils associés, la capacité de synthèse et la capacité de projeter, me semblent constituer les ressources spécifiques de l’architecture face aux questions abordées par Desiredspaces.
Economie
Le second axe de réflexion nous porte à observer le contexte de l’économie qui se trouve au cœur de la pratique d’architecture. Pour affronter le réel, l’architecture doit enregistrer la contrainte de la faisabilité budgétaire, voire prendre de la hauteur, questionner tous les métiers afin d’opérer rapidement des arbitrages et produire ainsi du sens. (Comment produire de la structure aujourd’hui, comment chauffer, comment ne pas chauffer ?...)
Dans ce cadre, mon atelier met en œuvre depuis deux décennies une méthode pour bâtir bon marché. L’idée est de faire beaucoup avec peu de moyens. L’acte le plus politique, pour l’architecte, est selon moi de produire des espaces de qualité avec moins de moyens. Cette position est également une réaction au dispositif de starisation de l‘architecture où la spéculation autour de l’image (au détriment des coûts) domine les médias et pollue l’enseignement de l’architecture. Mais pour pratiquer une telle méthode, il est impératif qu’elle soit partagée par tous les intervenants. Les pratiques courantes, les traditions de la construction (anciennes ou industrielles) doivent être revisitées. Ici, la contemplation plus que l’action doit être de mise. La question essentielle à se poser est : quel est l’apport d’une situation déjà présente pour créer une nouvelle réalité ? La conception de l’espace bâti devient alors le résultat d’une méthode et non l’élaboration de formes « pré-requises ».
Pour prolonger ce qui précède et en réponse à l’affaissement économique auquel nous allons avoir à faire face, il me semble que la dimension économique doit également opérer une réflexion autour de la réduction des besoins. Ce questionnement s’adresse particulièrement aux commanditaires privés ou publics. Le questionnement autour de nos prétendues nécessités permet d’envisager de réévaluer concrètement les modes de vie, de production et d’échange.
En synthèse de ces quelques lignes, J’ai souhaité mettre en avant deux contributions que l’architecture peut apporter au débat à savoir des outils méthodologiques de « création » du monde et une approche questionnant l’économie.
Etonnement
Dans les lignes qui suivent, je tente de poursuivre les notes entamées durant la pandémie à propos de la pratique concrète de l’architecture. Cette dernière est tributaire pour une grande part de compétitions publiques. Cette compétitivité est redoutable et tout aussi cynique que la compétitivité des marchés. La pratique architecturale a ses zones d’ombres. Cependant, dans la pratique elle-même du concours, l’architecte a la possibilité de formuler des hypothèses et de prendre des risques. Ces notes presque quotidiennes, portaient sur la livraison de 4 concours durant les derniers mois. A la sortie de cette intense activité, j’ai ressenti le besoin de questionner ces projets à la lumière des conditions imposées par le confinement. Ce dernier m’a obligé à renouveler mes pratiques de conception. Le travail collectif autour de la table fut entravé voire impossible à pratiquer. À la sortie de ce confinement, j’observe que la production de projets a intensifié les questionnements sur l’essence de l’architecture, sur sa contribution en tant que formulation de l’espace et sur les conditions de sa construction.
J’ai pratiqué l’architecture en confinement complet durant 3 semaines, à la maison. Je me suis rendu compte que, dans ces conditions spatiales, une partie de l’esprit de synthèse n’était plus accessible et que l’espace de l’atelier faisait partie des conditions essentielles de la pratique. Ensuite, seul à l’atelier la plupart du temps, chacun collaborant à partir de sa cuisine, son salon ou sa chambre, j’ai observé que le niveau de concentration durant cette période était très élevé autour des sujets que nous brassions. Chacun était focalisé sur un sujet à la fois.
La plupart du temps, le travail se faisait spécifiquement avec des personnes et non une équipe. Je ressentais l’obligation que nous avions de travailler de manière intense, de clarifier le propos. Durant les entretiens téléphoniques, j’utilisais en permanence la technique des croquis réflexifs, photographiés au fur et à mesure des discussions et envoyé à mon correspondant en direct. Cet exercice tendait à clarifier les mots en inventant de nouvelles manières de sensibiliser le propos, étouffé par le médium téléphonique. Cette tension de trouver de nouveaux moyens de communication soulignait une volonté de se faire comprendre, portée par l’obligation d’aller à l’essentiel. Durant cette période, les rares workshops présentiels avec les masques ont été vécus comme une occasion de valoriser une forme de partage du temps devenue rare. J’avais l’impression que, au travers tous ces échanges, il n’y avait plus de temps mous. Seulement des temps forts, et tendus. Après ces mois de pratique, il me semble que l’ombre portée de la pandémie et de sa gestion sur notre travail de conception a sensibilisé et fédéré les acteurs de cette conception multiple.
J’ai le sentiment que, dans le désarroi collectif, la question des valeurs devenait plus centrale.
Je suis retourné à mes notes sur les 4 concours. Elles sont constituées, pour chaque projet, d’une liste de priorités et de questionnements mis en place au cours du cheminement de sa conception. En pied de liste revient de façon récurrente le terme d’étonnement, ressenti face au résultat concret de la production. Je souhaiterais m’attarder un instant sur ce mot. L’étonnement dont il est question ici apparaît assez tard dans le processus de conception. On pourrait dire qu’il apparaît au bout de ce processus, avant les mises en forme (maquette finale, matérialité, représentations graphiques). L’étonnement, produit par ces quatre projets, est le fruit de parcours pourtant très différents par la nature des programmes à traiter, les pays ou les lieux où ils se situent, les cheminements intellectuels, les contraintes, etc. À chaque fois, le processus est celui décrit plus haut, à savoir une tension vers le futur parallèlement à un processus d’intégration et de synthèse « en espaces » des multiples données du projet. Le travail collectif a été très intense, et certains projets se sont vus guidés souvent par des considérations techniques liées à la stabilité, à l’orientation des constructions, ou à d’autres approches hors du champ spécifique de l’architecture. Le processus de composition architectural est resté totalement ouvert sur la question de la forme tant que la synthèse n’avait pas été accomplie. Et au bout d’un processus mélangeant rigueur méthodologique et hasard, mathématiques constructives et poésie, intuition et travail besogneux, le résultat fut pour nous quelque chose qui nous échappait, qui avait sa vie propre.
On m’a demandé si ce processus ne produisait pas de l’inquiétude. Je suis tenté de répondre qu’au contraire, ce lâcher prise dans certains axes du processus ouvrait à une meilleure disponibilité aux diverses réalités à croiser pour produire ces espaces. L’étonnement ici me semble comparable à celui de l’écrivain, quand son personnage se met à vivre seul, de manière autonome et que les doigts suivent ce que le personnage lui dicte. A un moment donné, le résultat spatial a pris sa vie en main en quelque sorte et a donné accès à une multitude d’idées, tant pratiques que poétiques, qui étaient le fruit de sa vitalité propre. Dans ce sens l’étonnement au bout de la pratique de conception menait à une forme de sérénité ample où nous retrouvions, transcendées, toutes les contraintes et les désirs.
Ce plateau de la pensée et de l’émotion fut perçu non comme un aboutissement mais comme le début de quelque chose d’autre. J’ai échangé avec mes cercles amicaux autour de ces notes. Dans une discussion avec l’écrivain Pascal Leclercq, il me fit part du lien central du terme de l’étonnement dans la philosophie socratique. Sans avoir d’outil adéquat pour aborder cette notion, je me suis penché sur ce terme. « L'étonnement est une émotion causée par un événement ou une réalité qui conduit à se poser des questions du fait de son caractère inhabituel, inattendu, étrange, difficile à expliquer. Dans ses formes les plus intenses, on parle en français de stupéfaction ou de sidération. L'étonnement se distingue de la surprise dans la mesure où il suppose une conscience humaine. La cause de l'étonnement est la conscience alors que la surprise est le résultat d'un événement extérieur à la pensée. L'étonnement suscité par le réel serait le sentiment déclencheur de l'attitude philosophique(…) d'après Socrate, qui utilise pour désigner cette émotion le mot θαυμάζειν (thaumazein, qui signifie aussi émerveillement). »4
À cette étape de la conception du projet, où émergeait de façon récurrente l’étonnement, j’avais la conviction que, à travers la lecture de la définition philosophique, je me retrouvais face à un paysage de sens qu’il fallait encore interroger.
Pierre Hebbelinck
Architecte / Éditeur
Othée, 29 juin 2020
1 Bettini Maurizio, Contre les racines. Ed Flammarion. Collection Champs. 2017
2 Vargas Llosa Mario, Le poisson hors de l’eau, Ed. Gallimard. 1995
3 Varoufakis Yanis, un autre monde est possible/ pour que ma fille croie encore à l’économie, Ed. Flammarion. 2015
4 Wikipedia