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Reprendre la ville

02/07/2020Gaspar Lambé / Vianney Soulard / Cécile Vandernoot

REPRENDRE LA VILLE

Tout le monde a droit à la ville. C’est une revendication qui tend vers un nouveau mode d’habiter, plus centré sur l’humain et ses relations sociales. Le droit à la ville comme le définit le sociologue Henri Lefebvre en 1968 va à l’encontre de la construction capitaliste des villes et la marchandisation de l’espace conçu à un but uniquement lucratif. Cinquante ans plus tard, cette revendication est toujours aussi prégnante. Dans un contexte d’urgence tant sociale qu’écologique, tant politique qu’urbaine, les mêmes enjeux sont encore et toujours présents.

Cette société marchande où libre échange rime avec délocalisation, liberté avec profit, sécurité avec peur de l’autre, réussite avec richesse, se développe malheureusement encore en contraignant les lieux que nous habitons plutôt qu’en mettant en place un cadre favorisant l’apprentissage, l’émancipation, la rencontre. La ville occidentale du XXIesiècle témoigne de la domination de l’hyper-modernité et de son échec à produire un urbanisme social. Crise écologique, crise du logement, quantité astronomique de lieux vacants, augmentation de la précarité, manque d’inclusion et individualisme ne sont qu’une partie des symptômes d’une société qui se contente d’avancer sans vision.

En termes d’espace, les lieux à vivre dont nous disposons sont limités et trop normés. Ce qui résiste encore, du moins temporairement, aux politiques foncières de l’aménagement, ce sont des interstices. Ils forment une réserve d’espaces potentiels. « Ils sont la métonymie de tout ce qui est encore non investi dans une métropole. C’est la réserve de "disponibilité" d’une ville. Leur qualité principale consiste notamment en leur résistance à l’homogénéisation et à l’appropriation définitive. Situés à l’opposé des espaces figés par les fonctions et les formes de propriété de la ville moderne, les délaissés urbains, les friches et les terrains vagues conservent justement "le vague", l’indéfini, l’indéterminé, l’ouverture dans la ville.»1 Nécessaires pour reprendre la ville, ces espaces disponibles sont à saisir et leur occupation à inventer.

Ce sont majoritairement les citoyens qui entreprennent ces appropriations d’espaces audacieuses. Conscients qu’un changement doit être systémique pour être global, ils sont aussi réalistes : on ne peut plus attendre indéfiniment que tout se fasse dans les règles. Le changement local est déjà entamé. Ces propositions alternatives prennent une multitude de formes, qu’elles soient théoriques ou partagées lors de manifestations, d’actions de désobéissance civile ou de blocage d’espaces spécifiques.

Dans ce sens, une de ces actions peut être d’occuper un lieu qui ne nous appartient pas, de manière légale ou illégale, durant une période de temps définie ou non. L’utilisation de l’espace ne devrait en effet pas être formatée, et certainement pas quand il est public. Cette démarche existe depuis bien longtemps, sous une forme illégale ou tolérée, que l’on nomme « le squat » et sert depuis de nombreuses années de vecteur de recherche sur des alternatives aux manières d’habiter. C’est de la normalisation du squat que découle directement le concept d’occupation temporaire. La légalisation de la pratique a engendré une démocratisation de celle-ci, qui a permis l’apparition d’un nombre plus important de projets motivés par une diversité impressionnante d’activités combinant entraide, échange culturel, vie collective. Certaines occupations temporaires, plus engagées que d’autres, ambitionnent de répondre aussi profondément aux enjeux de précarité, ne serait-ce que par l’importance des fonctions sociales proposées dans leurs programmes, mais aussi par le questionnement qu’elle apporte sur le droit au logement pour tous dans une ville comme Bruxelles par exemple, où des milliers de mètres carrés habitables restent inoccupés.

L’intérêt de reprendre la ville est de renverser le paradigme de la ville marchande par la création d’espaces plus à l’écoute des citoyens et de leurs besoins. Activer dans les villes les occupations temporaires désirées, en faire des lieux communs, compris dans le sens de partagés à égalité, apparait clairement comme une forme de concrétisation du droit à la ville. Sans être évidemment l’unique solution, cela encourage le changement de mentalité vivement espéré qu’architecte et urbaniste pouvons faciliter.

Yona Friedman faisait l’éloge de la débrouille2, sans jamais y voir quelque chose de péjoratif. Au contraire, il l’identifiait comme un moyen d’autoplanification et un élément favorable au changement de mentalité. Henri Lefebvre défendait quant à lui qu’il convenait « de produire un nouvel humanisme, différent du vieil humanisme libéral qui achève sa course : celui de l’Homme urbain pour qui et par qui la ville et sa propre vie quotidienne dans la ville deviennent œuvre, appropriation, valeur d’usage.»3

Cohabitons ! Et inventons ensemble de nouvelles façons de s’approprier les interstices disponibles, d’occuper les lieux vides et délaissés qui regorgent dans la ville.

1PETCOU, Constantin, « La ville - Construction de commun », dans Rue Descartes : Droit de cité, n°63, 2009, p.120-121
2 FRIEDMAN, Yona, L’architecture de survie : Une philosophie de la pauvreté, Paris : l’Eclat, 2003
3 LEFEBVRE, Henri, Le droit à la ville, Paris : Economica – Anthropos, 2009 (3e édition)

Gaspar Lambé / Architecte
Vianney Soulard / Architecte
Cécile Vandernoot / Architecte, enseignante et chercheuse LOCI - UCLouvain