Se projeter ailleurs. Loin des nouvelles qui meurtrissent. S’accumulent. Donnent à nos territoires des visages pâles et grisâtres. On pourrait les nommer, des heures durant. Écocides. Pandémie. Violences policières. Pollution. Infrastructures vieillissantes. Viols. Insécurité. Sans-abris. Agressions homophobes. Rénovations urbaines. Espaces publics néo-libéralistes. Interdiction de circuler. Sauf pour acheter.
Nos villes nous donnent une sensation amère. Elles sont modelées à l’image de ces systèmes qui nous conduisent. Nous poussent à performer des comportements que l’on aurait préféré ne jamais adopter. C’est un sentiment d’échec qui se propage lentement dans ces maisons de chairs que l’on nomme corps.
Comment s’émanciper ? Comment se laisser rêver ? Maintenant que tout nous semble vain.
À nos yeux, se sont révélé ce que nous voulions éviter. Esquiver. L’incompétence de nos systèmes est indiscutable. Évident. Certains. Lever le voile nous a permis d’élever nos voix, mais a contaminé tous ces espoirs dont on se nourrissait par plaisir de les voir échouer. Le jeu n’est plus à prendre. Ni à vivre. À quoi bon finalement se laisser rêver lorsque tout nous parait si sombre ?
Dans nos songes, dans ces moments où l’on se perd, où l’on se permet, où l’ivresse monte, bien sûr la projection nous semble possible. Les tentatives de modèles naissent dans ces têtes malades de vouloir s’émanciper. Puis meurent pour renaître à nouveau. Sous d’autres formes. Dans les dîners, les fêtes, les discussions de comptoir, lorsqu’ils raisonnent et se cognent dans ces architectures figés, on se regarde incrédule. Trop radicales. Pas assez vrais. Des utopies. Alors ces bouts d’espaces immatériels se rangent irrémédiablement dans la boîte des projets trop fou pour la dureté d’une réalité qu’on aurait préféré balayé d’un revers de la main. Comme lorsque nous étions enfants. Bam. La tour de kapla. Boum. La maison en légo. On recommence. On construit sur les ruines de ces architectures, symboles d’un régime d’affects dépassés, qui ne nous correspond plus. Ancien moi. Nouveau moi.
Mais voilà, ici. Dans cette fameuse réalité. Il ne s’agit pas seulement de notre subjectivité. Nous sommes plusieurs. On doit composer avec les autres. Tiraillé par des choses plus grandes, on se force. On adopte des gestes. Des mots. Des pensées. Puisqu’il faut bien manger. Puis, ici, jouer ne sert plus à rien. On est dépassé. On se fait des manteaux de pensées négatives. De celles qui nous habitent. À quoi bon ?
Que reste-t-il de ces bouts d’espaces rêvés qui nous ont habité ? Que peut-on faire de ces moments de perdition ?
Ils ne sont que des souvenirs vagues. Parfois des textes, des vidéos, des morceaux de son, que l’on s’est forcé à faire pour constituer une mémoire. Ils sont des atlas de ces morceaux d’architecture qui ne verront jamais le jour. Ils sont des traces avec lesquelles nous nous individuons. Vous vous individuerez. Ils sont des rétentions. Des moments que nous n’avons pas vécu, mais qui nous constituent tout de même. Nous les avons désiré. Voulu.
Ils sont les traces de ces velléités de résistance.
Ils sont une matière pour stimuler nos conatus.
Ils sont des images qui nous hantent.
Nous mettent en mouvement.
Car ils sont nous. Au tant que nous sommes eux.
Léa Brami / Architecte